Evasion

En foulant le sol de Djerba, dites-vous bien, cher visiteur, que vous n’êtes pas le premier à l’avoir fait. Ayez une pensée pour Ulysse, le premier à avoir succombé littéralement à l’attrait de l’île des Lotophages, ou mangeurs de lotus. Un charme ensorceleur et envoûtant comme le goût du lotus, « fruit doux comme le miel qui plonge tous ceux qui en dégustent dans les délices d’un bienheureux oubli qui efface tous les soucis de l’existence ». Ulysse, « que ce fruit miraculeux aurait plongé dans une heureuse amnésie », a éprouvé toutes les peines du monde à quitter l’île des Lotophages. Vous voilà averti, cher visiteur : on ne quitte pas facilement Djerba et à coup sûr, on n’en sert pas indemne ! Homère, dans son Odyssée, l’assure sans ambages : « Quiconque mangeait de ce fruit ne désirait plus repartir » d’autant que le peuple de ces rivages était « d’une grande hospitalité ». Ambiance !

L’air marin et le climat méditerranéen de l’île se prêtent à merveille au brassage de l’Histoire et des cultures. A quelque endroit que vous soyez, vous ne manquerez pas, cher visiteur, de mettre vos pas dans ceux d’illustres devanciers comme les berbères de l’ère néolithique, les carthaginois en provenance de la côte phénicienne, les romains des guerres puniques, les vandales et les byzantins, puis les arabes et jusqu’aux tribus des Hilaliens venus d’Egypte à qui l’on doit la réputation de piraterie accolée à l’île. Tour à tour sicilienne, aragonaise, espagnole et ottomane, Djerba s’est offerte à ses envahisseurs qui ne surent se libérer de ses rets et succombèrent à l’imprécation d’Homère. Personne ne désire plus repartir de ces rivages, et certainement pas la communauté juive qui s’y établit aux alentours du Xe siècle et continue aujourd’hui encore à y prospérer. Est-ce un hasard si toutes les religions, les liturgies, les croyances et les mythologies y prirent langue ?

La topographie insulaire poussa, depuis tout temps, les habitants de Djerba à fuir les côtes et à prendre habitat à l’intérieur des terres. Ils édifièrent des menzels ou maisons en arabe dialectal, autour desquels gravitent une constellation de bâtis fonctionnels formant des îlots d’habitations, appelés Houch, dispersés dans la campagne djerbienne. Certains sont, aujourd’hui, à l’état d’abandon, l’activité agricole ayant périclité progressivement au profit du tourisme côtier. Si l’envie vous prend, cher visiteur, d’embrasser l’authenticité de l’île et de vous imprégner de ses effluves qui prennent racine dans la nuit des temps, vous n’avez qu’à adopter le réflexe des premiers habitants, des autochtones historiques, en battant le sol limoneux de la campagne et en vous arrêtant pour vous désaltérer dans l’un de ces Houchs, restauré et revivifié à l’envi. Vous y serez « heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage » (Joachim du Bellay). Vous y serez en terre conquise et vous entendrez le son du silence car, foi de Simone de Beauvoir, « c’est l’endroit le plus silencieux du monde ». En un mot, vous serez à Dar Dhiafa et vous ne désirerez plus repartir.